Paradis
La sagesse ne vient qu’avec le temps, qu’avec les années. Et c’est pour cette raison que les guerres, au combat, ne tuent que les plus jeunes. Car en réalité, l’homme, forgé par les difficultés, est bien plus robuste et résistant à quarante, qu’à vingt ans.
Dans cette civière ensanglantée du sang de dizaines d’autres, presque souriant, mon corps sans vie semble dormir de ce sommeil d’ange. Ma maman, qui ne me verra pas une dernière fois, semble là, près de moi, à me chantonner cette lente berceuse que j’aimais tant.
Nu sous ce drap trop blanc, maculé de mon sang, de ma vie, qui a fui ; les cheveux noirs, bouclés et angevins, figés dans un dernier sourire ; mes pieds dépassant de mon linceul de fortune, dans un triangle naïf – tel l’enfant intimidé, se frottant les orteils, la tête baissée ; je ne suis plus.
Pour partager mon dernier séjour chez les hommes, d’autres civières, alignées, d’autres vies trop courtes, d’autres draps trop blancs, trop rouges, d’autres pieds aux expressions enfantines.
Hôpital de fortune, ancienne résidence balnéaire ; les murs aux papiers peints arrachés, criblés d’impacts, ont éparpillé leur blancheur trop optimiste sur le parquet de l’ancienne salle de bal.
Autour de nous, le silence des sanglots de ceux qui ne quitteront pas encore, ce jour, l’enfer d’un quotidien oublié par le reste du monde. De jeunes femmes aux joues inondées, broyées par la disparition de nos rires rassurants. Des hommes aux cheveux blancs, impuissants, vidés, me rappellent mon papa, qui me manque.
Près de nous, dans la chapelle des anciens jardins, celui pour lequel nous avons donné notre vie, gît, à même le sol, les bras amputés ; un jeune homme, comme nous ; statue de bois, il ne saigne pas ; symbole dérangeant, symbole d’amour, symbole de haine, pleurant notre sacrifice sur son bout de croix, dans sa demeure écumée par des vendeurs d’autres paradis.
Tu t’approches de moi, compagnon de combat, et ton regard se trouble lorsque tes gros doigts font tomber les paupières froides sur le bleu de mes yeux. Tu ne devrais pas. Je ne veux plus voir. Je suis las.
Insultant, le bruit du marteau qui chante les clous de notre dernier refuge, qui déchire la paix de notre injuste sommeil, qui rappelle aux vivants qu’ils auraient pu nous aimer un peu plus tôt.
Dans l’ancien parc balnéaire, les petites croix de ceux que nous pleurions hier encore, que nous vengions ce matin même, attendent les boucles noires de notre innocente jeunesse.
Au cœur de la ville meurtrie, l’écho de nos derniers gémissements est étouffé par la pluie froide et violente qui eût raison, ce midi même, du courage de nos bourreaux.
Dans le gigantesque champ de bataille de notre beau pays, livré à l’orgueil de quelques hommes, qui se souciera, demain, lorsque la pluie salvatrice cessera, du tragique réveil de ceux que nous protégions ce matin encore.
Gentilles lectrices, gentils lecteurs, ouvrons les yeux, ce monde est génialement pourri. Hainons-nous les uns les autres.