Généalogie

Publié le par Vini

Lorsqu’elle allait chercher son pain, ma grand-mère recomptait toujours la monnaie que lui rendait la caissière. Il faut dire que le vieux rapace était très près de ses économies. Plus d’elles d’ailleurs que de ses enfants ou petits-enfants, qui n’avaient d’autres loisirs que d’envahir son espace vital au cours d’hebdomadaires pèlerinages.

Car ma grand-mère était, elle savait nous le rappeler, à l’origine de la vie de cette famille. Cousu donc d’un profond respect pour son lointain vêlement, nous entretenions tous une éternelle reconnaissance, celle du sang et des larmes que notre sainte aïeule versât un soir d’été en mettant au monde celle qui, à son tour, allait devenir notre génitrice et attentionnée maman.

Dans le grand séjour, la belle et précieuse table en chêne recouverte d’une nappe plastifiée à larges fleurs, accueillait les intarissables lamentations de notre ancêtre. Dans un luxe de bonté, elle n’hésitait jamais à nous offrir la très détaillée narration de ses six précédentes journées.

Et nous écoutions, mes parents, ma sœur et moi, la narcissique allocution dominicale. Car ma grand-mère en savait des choses sur la vie et les hommes. Il faut dire qu’elle avait connu la télé en noir et blanc. Pire, elle avait même connu une époque sans télévision. Forcément, des choses comme celles-là, à dix ans, ça force le respect.

Ma grand-mère, bien avant nous, avait inventé le blog.

Bercé par l’inutile piaillement, je m’endormais souvent sur le canapé, dans le salon, repu de grosses tartines préparées par ma mère. Puis, las du ton monocorde de l’infatigable castrateur discours oligarchique, je m’abandonnais à mes rêves d’enfants.

Les années passèrent et le monde m’accueillit très cordialement en son enfer.

Puis un jour, au détour d’une seconde et d’une minute, je tombai nez à nez avec le récit d’une autre vie.

Koko est une femelle gorille, élevée avec amour, au sein même du foyer d’un couple d’émérites psychologues américains.

Koko possède un vocabulaire riche d’environ 1000 mots, soit à peu près quatre fois plus qu’une bloggeuse moyenne, qu’elle prononce en utilisant le langage des signes, formant ainsi des expressions complexes.

Koko sait parfaitement communiquer ses émotions aux hommes.

Mickaël n’est, lui non plus, pas un gorille comme les autres. Il maîtrise environ 500 mots, soit à peu près la moitié du vocabulaire de Koko, soit à peu près quatre fois plus qu’un bloggeur moyen. Avec ce vocabulaire, Mickaël raconte aujourd’hui aux hommes comment, lorsqu’il n’était encore qu’un enfant dans la jungle africaine, comment des hommes, dans un fracas de bruits terrifiants, ont tué sa maman, comment ils lui tranchèrent la gorge, combien il a pleuré, combien il a été triste.

Triste, heureux, attentionnés, à l’écoute des autres, les gorilles savent l’être.

Koko et Mickaël sont des anachronismes. Ils vivent en avance sur le temps de l’homme. Cet homme qui, peut-être un jour, sera prêt à écouter le monde.

Mais pour l’heure il est bien trop tôt, l’homme manque cruellement de vocabulaire.

Gentilles lectrices, gentils lecteurs, ouvrons les yeux, ce monde est génialement pourri. Hainons-nous les uns les autres.

Publié dans Chroniques

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